Ouiouistes et nonistes : derniers échanges Le «
Ouiouistes et nonistes : derniers échanges
Le « non » de gauche
Christian Bouchindhomme
Il sera impossible de faire valoir un « non » « de gauche », d’abord
pour une raison de droit, — un référendum n’est pas un scrutin à
programme, l’électeur n’y est pas invité à déterminer son choix, ni à
le justifier —, pour des raisons idéologiques, ensuite. Peut-être, les
partisans d’un « non » à gauche auraient-ils été crédibles, s’ils
avaient promu ensemble une base commune de renégociation. Mais une
telle chose était bien sûr impossible et le demeurera après le 29 mai.
Peut-on
alors, indépendamment des spéculations des états-majors, dégager un «
“non” de gauche » à partir de l’électorat ? Il n’existe pas de moyens
institutionnels de le faire, mais admettons qu’on s’y hasarde à l’aide
des sondages. Si l’on se fonde sur les préférences partisanes, il
apparaît que le « non » est majoritaire à gauche (entre 58 et 62%),
très minoritaire à droite (entre 9 et 11%), et enfin majoritaire (entre
95 et 100%) à l’extrême droite et auprès des citoyens sans préférence
partisane. Ainsi, tous calculs faits, le « non » de toutes les gauches
n’est pas majoritaire : il regrouperait entre 20 et 22% contre 21 à 23%
à toutes les droites, 10% se déclarant ni de droite, ni de gauche.
Prétendre convertir, par conséquent, un éventuel « non » majoritaire en
« victoire du “non” de gauche » est donc un vœu pieux ou une
supercherie.
Le « “non” de gauche » serait ainsi une fiction — qui
rencontre un tel succès qu’elle devient fantasme de réalité. À
l’analyse, on peut même la décrire comme procédant d’un étonnant effet
de feed-back bien entretenu. Certains états majors ayant besoin du «
non », quelle qu’en soit la véritable couleur, se sont fondés sur un
certain état d’ignorance de leur électorat pour nourrir ses craintes et
en récupérer les dividendes.
De fait, lorsqu’on observe les
résultats du seul sondage récent (Louis-Harris pour iTele et Libération
— 20 et 21 mai) qui aborde les motivations substantielles des citoyens
(a priori indépendantes des préférences partisanes), cette thèse reçoit
un certain crédit. Ce sont essentiellement des peurs qui motivent le «
non » des citoyens français, à savoir la peur que cette Constitution
soit non seulement un carcan — parce qu’elle n’est pas révisable (69%)
— mais encore un carcan libéral (62%), et la peur qu’elle ne conduise à
une adhésion automatique de la Turquie (49%).
Les états-majors du «
non » à gauche peuvent donc se réjouir : ils ont été entendus. Mais
sont-ce bien là des motivations « de gauche » ? Éliminons tout d’abord
la crainte turque, qui n’est de toute façon pas créditée à gauche — à
supposer qu’une telle peur soit légitime, elle est institutionnellement
infondée (cf. art. I-58.2 du traité et art. 88-5. de la Constitution
française). Qu’elle persiste cependant en dit long sur l’inefficience
du débat et sur son incapacité à apporter la moindre lumière.
Et,
peut-être n’en va-t-il pas autrement des deux autres peurs. On hésite
certes à demander à chaque citoyen d’être un expert de droit
constitutionnel, pourtant dès l’instant où il doit pouvoir appréhender
la loi constitutionnelle comme s’il en était le co-auteur — ce qui est
une condition de la démocratie —, il doit aussi se donner les moyens,
fût-ce à titre personnel, de le faire. Or nos concitoyens n’ont pas
pris cette peine, et se battent aujourd’hui contre des moulins à vent.
Ils se réfugient dans leur ancrage à gauche, mais le sens de leur
motivation révèle le peu de sincérité dans cet ancrage.
La
Constitution serait donc un carcan libéral auquel ils seraient opposés.
Nos concitoyens sont donc hostiles à 62% au libéralisme (comme ils le
prouvent effectivement à chaque élection décisive, par exemple les
législatives de 2002). Que cette Constitution soit ce qu’ils disent,
ils ont beaucoup d’éléments pour y croire dur comme fer — Attac a mis à
leur disposition des centaines d’« argumentaires » (mot odieux qui
désigne, dans le domaine commercial, la liste des arguments de vente…)
qui leur donne le « droit » de le penser.
Ont-ils pour autant
raison et cela révèle-t-il leur caractère d’hommes et de femmes de
gauche ? Voir une constitution comme un carcan est une idée en tout cas
bien si peu constitutionnelle qu’il est difficile de la dire de gauche.
Une constitution n’est pas un code de lois impératives, prescriptives,
mais un cadre organisationnel élaboré sur des principes
universalisables (et non a priori universels), par conséquent toujours
et en permanence soumis à l’interprétation des personnes concernées —
c’est là ce qui ouvre l’espace dans lequel sont mises en œuvre les
politiques.
On conteste par exemple la formule « … où la
concurrence est libre et non faussée » (art. I-3.2), mais comment la
lit-on ? La ramener à l’impossibilité pour un État ou pour l’Union de
soutenir une entreprise est non seulement erronée, mais encore
unilatéral. Elle néglige sciemment d’autres lectures possibles, qui
peuvent trouver dans cette formule un recours pour d’autres types
d’interventionnisme, empêchant par exemple les concentrations et la
formation de monopoles privés, ou rendant difficiles sinon impossibles
les accords multilatéraux d’investissement. Aucun article, même ceux de
la partie III, n’est donc à lire de manière univoque et directement
politique. Cette dimension fondamentale du traité constitutionnel est
ignorée, et, loin d’éclairer nos compatriotes, le débat et les
argumentaires évoqués plus haut les ont enfermés dans un débat
technique sans fondement qui a accrédité l’idée du « carcan libéral ».
Nos
compatriotes seraient donc de mauvais constitutionnalistes — peut-être
parce qu’il n’y a pas en France de vraie culture publique en ce
domaine. Admettons ; mais on peut aussi penser qu’ils projettent un
caractère impératif sur le droit constitutionnel pour se défausser de
leur nécessaire participation politique — sans laquelle il n’est pas de
démocratie, pourtant. Parce qu’ils aspirent peut-être à une
constitution idéale dont toute action politique se déduirait
automatiquement, ils prennent prétexte de la difficile révisabilité de
celle qui nous est proposée pour en induire que, si elle est pérenne en
l’état, elle n’est pas la leur — elle n’est pas leur idéal. S’il en est
bien ainsi, et il suffit d’écouter pour s’en convaincre, c’est une
manière de se représenter une constitution, qui est essentiellement
fainéante et indigne de citoyens autonomes. Elle témoigne en tout cas
d’un repli sur soi — sphère privée, sphère nationale — qui se place
difficilement à gauche, mais n’est pas sans rapport avec un certain
populisme.
La thèse du « libéralisme » de la Constitution ne tient
donc que si on ne la lit pas comme une constitution. Voyons maintenant
ce qu’il en est du carcan pour cause de non-révisabilité.
Ne
serait-ce pas, dans la même ligne, que l’on préfère réviser la
Constitution plutôt que de se battre afin que les politiques soient
révisées ? Encore une fois, c’est par les politiques qu’elle permet
qu’une Constitution gagne sa crédibilité. La seule question qu’un homme
ou une femme de gauche doit donc se poser est la suivante : cette
Constitution permet-elle la mise au point d’une action politique
concertée, démocratique, solidaire ?
La réponse est clairement
oui, parce qu’on a manifestement veillé à l’essentiel, à savoir que
Constitution, dans son imperfection, rompe néanmoins avec
l’intergouvernementalité — ce qui vaut bien plus qu’une révisabilité
facile.
L’article I-24, sans équivalent bien sûr dans les traités
antérieurs, dit ceci : « le Conseil siège en public lorsqu’il délibère
et vote sur un projet d’acte législatif. » Cela paraît anodin, presque
trivial, c’est pourtant la consécration d’un principe : la délibération
plutôt que la négociation. Cela signifie que, pour la première fois, à
l’échelle européenne, les continuités politiques sont assurées. Elles
le sont dans la représentation, qui ira désormais du peuple au
Parlement, et du Parlement à la Commission (dont le Président — et donc
la Commission — devra appartenir à la majorité politique du Parlement),
et elles le sont dans le débat, qui pourra aller du Parlement à la
Commission, de la Commission au Conseil, et du Conseil au peuple (en
délibérant en public, le Conseil devient comptable et responsable
devant le peuple des arguments qui pourront être avancés). Les moyens
existent donc pour investir l’espace ouvert par cette Constitution et
donner une autre dimension aux institutions européennes, il suffit de
s’en saisir. C’est ce qui permet de dire que la révisabilité n’est
qu’accessoire. L’important est de donner du muscle au squelette
constitutionnel. Et il ne se musclera qu’en marchant, c’est alors que
nous rencontrerons la question des révisions, et révisabilité ou non,
ces révisions s’imposeront d’elles-mêmes si une volonté politique est à
même de se former — et elle ne dépend pas de la Constitution.
Il est
enfin un autre point qui distingue le traité constitutionnel des
traités antérieurs, et auquel les hommes et les femmes de gauche
devraient être plus sensibles qu’ils ne sont. On incrimine la partie
III, expression du monétarisme, qui se voit ainsi inscrit dans le
marbre constitutionnel. On se demande ce que cela vient faire dans ce
traité. C’est assez simple, mais incontournable : les deux traités
actuels accordent (via le traité de Rome) la personnalité juridique aux
seules Communautés européennes comme émanation d’un traité
international. L’Union (issue du traité de Maastricht), qui pourtant
seule nous importe, n’en dispose pas. Les embryons d’institutions
politiques qui existent actuellement sont donc des concessions
extérieures, des extensions symboliques et le plus souvent non soumises
à une réelle contrainte, eu égard à la personnalité juridique des
Communautés européennes, dont l’essence est d’abord économique. Le saut
qualitatif que représente le traité constitutionnel réside justement en
ceci qu’il abroge les deux traités précédents. Pour cela, il était
nécessaire d’en intégrer la substance. C’est ce qu’il fait avec la
partie III. Désormais, les traités de Rome et de Maastricht sont
enveloppés par la réorganisation des embryons politiques qui ont la
possibilité effective d’éclore, ce qui était jusque-là impossible ;
même si cela prendra du temps, c’est à ce prix que le traité de Rome
pourra se dissoudre.
Si maintenant on enlève la partie III,
c’est-à-dire, le préalable juridique du traité constitutionnel, cela
impose, ipso facto, un retour à la case départ. La base juridique reste
dans l’économique ; on conserve, d’une manière ou d’une autre, le
traité de Rome, dont les institutions politiques redeviennent des
appendices symboliques — à l’instar de l’actuelle Charte des droits
fondamentaux — sans aucune force juridique.
Lorsque Laurent Fabius
prétend qu’il faut renégocier sur cette base, faut-il comprendre qu’il
entend revenir au traité de Nice, avec une adjonction constitutionnelle
? Comment résout-il le problème juridique ? On l’ignore. Mais on ne
voit pas, comment dans le cadre d’une re-négociation, qui devra compter
avec d’autres « non », notamment le « non » populiste néerlandais, le
nouveau traité ne se ferait pas à la baisse et au détriment de la
politique. En rendant simplement la main à l’intergouvernementalité —
dont Fabius apparaît comme un adepte lorsqu’il prétend qu’il suffit de
s’installer autour d’une table pour résoudre toutes les crises —, on
donnera gain de cause aux nationalistes et aux souverainistes et
renverra les conquêtes politiques au magasin des idéalités et des
espoirs sans lendemain.
Il est vrai qu’il pourra compter, pour le
soutenir dans cette démarche audacieuse, sur un soutien de poids :
celui de Tony Blair, et donc… d’une certaine vision de la gauche.
Peut-être, aussi sur celui de certains souverainistes… de gauche. Mais
ce sera tant pis pour la gauche.